L'ennui

J'ai retrouvé l'Ennui par hasard, tout au fond d'un tiroir. C'était, il me semble, vers le début du mois de juillet, peu après la fin de l'année scolaire. J'avais profité de mon temps libre pour chasser le Bazar, qui avait pris la mauvaise habitude de s'installer dans ma chambre si tôt que je n'y étais plus. J'achevais donc de trier mes affaires quand je l'ai aperçu. L'Ennui. Il était là, blotti dans un recoin de la cavité de bois. J'avoue avoir eu au départ beaucoup de peine à le reconnaître tant il avait minci et pâli depuis notre dernière rencontre. De quand datait-elle déjà ? Impossible de m'en souvenir. J'aurais d'ailleurs été totalement incapable de dire que c'était là que je l'avais laissé. En vérité, j'avais été si emportée dans les tourbillons d'une tumultueuse année scolaire, que je n'avais guère eu de temps à lui accorder.
C'est pourquoi ma première surprise passée, je m'étais empressée de reculer, craignant qu'il ne profite de mon récent désœuvrement pour m'accaparer. Mais il n'en fit rien. Il n'eut même pas un petit geste de lassitude dans ma direction. Se pouvait-il que j'eusse confondu l'Ennui avec un léger reste de Bazar? Cela expliquerait l'état pitoyable dans lequel se trouvait la créature. Je m'approchai de nouveau prudemment pour vérifier ma première impression. Je n'étais pas dupe : s'il s'agissait réellement de l'Ennui, ce pouvait être un de ses mesquins stratagèmes pour me piéger . Mettez-vous instant à sa place. Vous jouez à chat avec une souris qui, naturellement, se méfie de vous. Dès que vous l'approchez, elle s'échappe, ne vous laissant pas la moindre chance. Quelle autre solution que la ruse s'offre alors à vous ? Aucune. Individu sans scrupule, vous faites donc semblant de trébucher, et la proie, inquiète de savoir comment vous allez, vous tend une main secourable. Ni une ni deux, vous sautez sur l'occasion pour l'enlacer. L'Ennui et moi, car c'était bien l'Ennui qui gisait là, nous trouvions dans cette situation. A la différence près que lui ne cherchait pas seulement à m'effleurer, mais à m'étouffer.
Au souvenir de ces longues heures passées à ne rien faire, prisonnière de sa dangereuse étreinte, je ne pus retenir un frisson. Cependant, plus je m'approchais et plus la créature me semblait mal en point. Son corps frêle, ramassé sur lui-même, était traversé de spasmes violents à intervalles réguliers et ses yeux, à peine entr'ouverts, larmoyaient. Si sa souffrance n'était pas feinte, avais-je le droit de l'abandonner à son triste sort ? Je devais en avoir le cœur net. Non pas que je tinsse spécialement à lui, bien au contraire. L'Ennui avait toujours été mon plus cruel ennemi. Mais une charogne dans un tiroir, cela fait tâche. Au sens propre, si je puis dire, comme au figuré.
Me saisissant d'un crayon qui traînait en permanence sur mon bureau, même rangé, je titillai de sa pointe la créature. Elle n'eut aucune réaction. Bon. Prenant mon courage à deux mains, l'Ennui en pincettes entre deux doigts et en prenant bien soin de le tenir le plus loin possible de mon visage, je le transportai du bureau à mon lit. A la vue de cette vieille connaissance si amoindrie, je sentis une vague nausée me soulever le cœur. Comment avait-on pu en arriver là ?
Mais je me ressaisis rapidement : je n’allais tout de même pas regretter maintenant ce fléau alors que cela faisait seize longues années que je rêvais d'en être enfin débarrassée ! Si ? Allez, hop ! On le balance par la fenêtre et on n’en parle plus. De toute façon, ce n'est qu'une vulgaire épave. J'avais déjà la main au-dessus du vide quand il poussa un petit gémissement et réveilla ma conscience endormie : c'était un être vivant que je m'apprêtais à tuer. Mon erreur fut de baisser les yeux dans sa direction. Il y planta les siens. Merde ! Je n'allais tout de même pas commettre un meurtre !
Je le reposai en soupirant sur mon lit. Que faire alors ? Le regarder mourir comme si de rien n'était ? Ce n'était guère mieux. Le soigner ? Hors de question ! Si c'était pour qu'il revienne m'embêter ensuite, non merci. A moins que nous ne puissions parvenir à un accord... Oui, c'était cela, j'allais passer un marché avec mon Ennui !
« Bon, à nous deux ennemi juré. C'est donnant donnant : j’accepte de te sauver la vie, si tu disparais de la mienne. C'est compris ? »
J'avais débité mon contrat d'une seule traite et étais assez fière de mes propos. Si mon sérieux et mon aplomb ne suffisaient pas à l'intimider, c'était qu'il était plus coriace que je ne l'avais cru d'abord. Mais mon discours ne produisit pas sur lui l'effet escompté : en fait, il ne produisit aucun effet du tout.
« Eh bien, puisque c'est ainsi, qui ne dit mot consent ! »
Pour la seconde fois, il m'ignora superbement. Considérant que l'honneur ou la maladie l'empêchait de parler, lui qui me susurrait d’ordinaire mille et une pensées mélancoliques à l'oreille, je lui fabriquai un petit nid douillet dans le creux de mon coussin. Voilà, ici il pourrait se reposer confortablement. Puis, faisant fi du dégoût qu'il m'inspirait, je lui passai un gant d'eau fraîche sur le front, comme le faisait ma mère, lorsque, enfant, j'avais de la fièvre. S'il parut s'apaiser quelque peu, son tremblement, lui, redoubla. Il avait sûrement froid. Je considérai un instant l'hypothèse de le recouvrir de ma couette mais j'abandonnai rapidement l'idée, craignant de l'asphyxier plus que de l'aider. J'ouvris mon placard en quête d'une autre solution et décidai que l'une des vieilles chaussettes de foot de mon frère lui ferait parfaitement office de duvet.
Cependant, en dépit de mes efforts, son état ne faisait qu'empirer. Après deux heures de tentatives infructueuses pour le guérir, je dus me rendre à l'évidence : je ne parviendrais pas à le sauver. L'Ennui allait mourir. La force de cette révélation me fit l'effet d'un électrochoc. L'Ennui était réellement mortel et il allait disparaître par ma faute. Bien que j'eusse tout essayé pour le tirer d'affaire, un sentiment de culpabilité grandissant s'insinua dans mon esprit.
Comment avais-je pu être aussi ingrate ? Après toutes les choses que nous n'avions pas vécues ensemble, l'Ennui et moi. Il avait été le compagnon de mes jours et de mes insomnies. Loin d'être le pire de mes ennemis, il avait en fait été le meilleur de mes amis, présent jusque dans mes solitudes. Les plus grands spécialistes ne l'avaient pas assez répété peut-être ? Il faut soigner son Ennui, il est source de calme et d'imagination.
A présent, les larmes me montaient aux yeux. Il ne pouvait tout de même pas me laisser tomber maintenant. J'avais encore plusieurs années scolaires et donc des milliers d'heures de cours à supporter ! Sans compter les week-end chez mamie ! Et pourquoi pas, hein ? me souffla une mauvaise voix dans ma tête, Tu l'as bien lâché pour les cours de français, toi ! Oui. Je ne méritais pas un partenaire comme lui. Mais lui ne méritait pas de mourir à cause d'une idiote comme moi.
La suite est floue dans ma tête. Quoi qu'il en soit, l'Ennui rendait peu après son dernier soupir. Et, alors même que je me croyais au fin fond du désespoir, une dernière flèche, plus acérée encore que les précédentes, vint me transpercer la poitrine :
A présent que l'Ennui était mort, qu'allais-je faire de mon été ?