Elle s'appelle Hélène
La brume inonde le centre-ville. Elle le couvre de son voile limpide et pourtant perceptible. Elle parsème un peu de fraîcheur et semble se trouver à son aise puisqu’elle persiste quelques heures durant. Ma silhouette déambule dans ces rues sans but précis ni défini, recule puis court en quête de récits, d’aventures.
Soudain, je croise son regard. Comme à chaque fois que j’aperçois l’un d’entre eux, un soupçon puis une vague déferlante de culpabilité m’envahit. Je me remémore ma situation et la leur, enfin quelques secondes uniquement puisque impatiemment j’attends que ma chère amie nommée Révolte se manifeste et vienne me surprendre pour ne plus me quitter durant des jours. Elle a beau chercher, elle trouve toujours les mêmes responsables. Elle a décliné leur identité en deux noms qui varient selon le temps, il s’agit de Société et Gouvernement. Ils détiennent de nombreux points communs ces deux-là, en effet ils adoptent la même attitude face à la montée de la précarité : l’indifférence.
Enfin, je ne suis pas tout à fait honnête puisqu’ils peuvent avoir recours de manière volontaire à l’aveuglement aussi. Sa vivacité me bouffe, mon mépris envers ces puissants oppresseurs ne s’apaisera jamais, c’est certain. Malgré son inutilité avérée, j’adresse à cette femme le plus beau des sourires, espérant qu’il comble ses besoins. Je jette un coup d’œil dans mon sac, pour vérifier que je ne possède pas une petite pièce qui cumulée avec d’autres pourrait se révéler fructueuse mais celui-ci me paraît bien trop léger pour accueillir ce dont elle a besoin. Je m’excuse sincèrement et trace mon chemin mais au lieu de poursuivre mes activités comme je le fais habituellement, à la suite de ces rencontres, je ne cesse d’infliger à mon esprit une accusation insupportable.
Je me rends compte que le seul élément que je puisse lui transmettre est ce foulard gris foncé qui comporte un tas de variétés de fleurs, il n’est pas le plus chaud ni le plus réconfortant mais il peut l’aider alors je rebrousse chemin et le lui donne. Son visage de manière immédiate s’illumine, une clarté qui vous éblouit tant que vous en perdez la vue durant de nombreux instants. Elle est si gratifiée de ce cadeau, je souhaiterais tout à coup lui offrir le monde, lui promettre de lui procurer un toit, de sublimes vêtements qui mettraient en valeur son dur mais beau visage et son corps rachitique, pourtant plein de potentiel. Je songe même à voler, rien que pour amplifier sa joie, pour l’étendre indéfiniment mais la Raison survient et laisse un vide difficile à combler. Et comme la première fois, je m’en vais, cette fois plus longtemps.
Dix minutes environ s’écoulent et les ouvrages se battent pour être hébergés dans le creux de mes mains, certains me plaisent, d’autres me rendent déjà dingue alors que d’autres ne suscitent en moi que rejet et ennui. Les courbes de son visage reviennent et me hantent, je ne comprends plus mon corps ni mon cerveau qui s’emplissent d’une empathie se transformant en une douleur incommensurable. Elle ne correspond malgré tout qu’à un minuscule cinquième de celle qui l’accompagne au quotidien. Des gestes mécaniques s’enchaînent, me menant à nouveau à ce coin dans lequel elle siège.
Elle est étonnée de me voir arriver pour la troisième fois, sur ce même lieu, le même jour et au cours de la même heure. Son expression en dit long, elle rit et je ne peux m’empêcher rien qu’un instant de poursuivre avec elle ce moment convivial et humain avant tout. J’ai étudié ma proposition dès le second passage, mais je ne la lui ais cependant pas soumise. L’écriture, ce champ de liberté et d’art qui s’ouvre un peu plus à vous à chaque fois que vous le frôlez, qui vous colle à la peau et devient vous, sans même votre consentement. Il me fallait le retrouver, cela fait quelques temps qu’il n’a pas reçu mes visites et la peur grandissante qu’il me délaisse à tout jamais me pousse à lui suggérer ma proposition : rédiger une nouvelle sur sa vie en récoltant quelques informations qui dresserait un portait de ces femmes, de ces hommes que la vie a décidé de ruiner, de leur faire subir l’impossible.
D’ailleurs je m’adresse à toi, pourquoi ? Pourquoi les laisses-tu mourir dans les rues ? N’as-tu point conscience de l’horreur qui leur est infligée ? Enfin, le dialogue ne m’est plus permis avec un principe qui condamne. A toi de voir si tu désires que ma position à ton égard évolue. Je m’adosse donc au muret près d’elle et demeure silencieuse trois à cinq minutes environ, enfin ma bouche s’ouvre, j’émets un son puis des milliers formant finalement ce souhait d’un instant transformé en celui d’une existence. Elle accepte, sans réfléchir ni même s’opposer ou me questionner. La première interrogation qui me semble logique et spontanée concerne son prénom. Elle s’appelle Hélène. Les mots butent, s’entrechoquent. La langue la meurtrit, elle est si réparatrice me concernant pourtant. Mes questions la déstabilisent, elle me fournit des réponses parfois insensées. Je demeure muette, admirative, elle s’est inscrite à jamais dans mon insignifiante vie.
Sarah C.