95 ans
94 ans hier
Et il ne pense qu'à sa femme
Il avait beau avoir beaucoup vécu, avoir connu la guerre, la misère et le bonheur.
Il n'avait jamais connu de but dans sa vie
Trouvez-vous ça étrange ? La maison d'en face était donc habitée par un homme dont la vivacité et le courage poussait ses objectifs à se perdre dans l'inconnu et à ne jamais être reconnu de tous.
Il avait fait des tas de choses dans sa vie, comme on pourrait parler d'une roche qui est remplie d'histoire et qui, à tout moment peut se briser et se perdre. Lui son courage était dur comme la pierre.
94 ans aujourd'hui aussi
À vous dire je ne sais pas tellement depuis combien de temps je le connais,
Toujours timide, isolé du monde.
Il n'avait à mon sens que sa canne pour s'informer en se déplaçant.
Et ma foi, cela marchait
Tous les matins, tous les soirs,
Il marchait jusqu'au bourg du village, à 700 mètres de là.
Mais il ne connaissait nul gens, à part cette personne qu'il allait voir chaque jour, chaque semaine.
Dans un endroit lugubre, au fond du village, un peu plus loin que le local des boulangers désemparés par le peu de monde qui passe dans la rue principale...
Là-bas il parlait, et c'était d'ailleurs la seule occasion de le faire dans sa journée.
Entre quatre grands murs de pierre, d'une entrée quelque peu effrayante et d'un parterre à remettre à niveau de l'autre côté du mur, on y vit son courage, sa force, ressortir du sol.
Cette pierre. Et l'on cru même qu'elle était là depuis toujours.
Cette pierre, il s'en approchait très doucement, chaque matin.
À la même heure, qu'importe la météo.
Ce morceau dur qui sortait
Du sol vernis par le gazon artificiel.
Il y faisait une croix si bien que chaque mois, on ne pouvait que constater l'empreinte et le geste qui s’enfonçait de plus en plus dans la roche.
Et chaque mois on se disait que cette pierre était trop vieille
Mais lui ne comprenait pas, il allait à un endroit plus loin, vers l'entrée.
Les corbeaux criaient de toutes leurs forces.
Il impressionnait du haut de ses 94 ans, jusqu'aux regards ébahis des trois ou quatre villageois.
Il prenait l'arrosoir, traversait le gazon et allait arroser les fleurs placées devant la pierre.
Il s'arrêtait
Doucement et se taisait comme il le faisait si bien.
L'odeur humide lui piquait les yeux Mais il avait perdu sa force.
Elle était devant lui.
Les corbeaux s'arrêtaient de crier.
Et une larme unique coula sur sa joue. Il ne pensait qu'à sa femme.
Cet homme là prenait son pain à la boulangerie de la rue principale.
Et il aura 94 ans demain
95 ans hier
Mais cette fois ci il n'a pas descendu le bourg,
Il n'a pas pris son pain.
95 ans aujourd'hui
Le village est petit, trop petit pour s'y perdre et ce n'est pas faute d'avoir cherché.
Mais je ne l'ai pas vu aujourd'hui.
95 ans demain
Le monde disait qu'il s'était terré près de sa femme.
La-bas, au bout de la rue sombre, entre quatre murs.
Sous sa force de vie.
Il n'aura jamais 96 ans