16 mars 1917
A mon cher frère,
Les petits bourgeons sont de retour, je peux les voir de nouveau. Petites boules rappelant que le temps s’écoule encore ici. Petit bonheur que de se dire qu’on vit encore. Joie de petit matin quand les premières fleurs sortent des boutons et recolorent un tant soit peu cet horizon morne, dévasté par la folie des hommes. Oui la folie.
Cette bataille interminable qui n’engendre que tristesse, désolation et vengeance. Hier tu moissonnais, tu riais avec ta famille. Aujourd’hui tu cours, tu pries pour ta vie, tu tues. Demain tu rejoindras tes amis tombés au combat avec pour seule récompense une épitaphe sur ta tombe : « Mort pour la France. ». Mais les personnes qu’on laisse derrière soit, les gens qui compte sur nous et ceux qui nous sont chers, qui sera là à leur côté ? Toi, tu seras heureux là-haut, eux seront tristes de ne plus pouvoir te voir.
Certains demanderont vengeance et poursuivront la chaîne de la haine. Cette chaîne qui nous entrave, qui nous lie, dont on ne peut se débarrasser. Elle nous ronge de l’intérieur, petit à petit. Elle s’ancre dans notre peau, se mélange avec notre sang. Elle emporte tout avec elle, jusqu’à la moelle de nos os. Cette guerre nous fait perdre ce que les hommes ont de plus précieux, les émotions et la raison. Nous ne sommes plus que des bêtes sauvages tuant par instinct pour pouvoir respirer une fois encore.
Quand la permission arrive enfin, que tu rentres chez toi, l’incompréhension se peint sur leurs visages, à eux qui ne savent rien du front, de l’atrocité de la guerre. Ils ne comprennent pas tes insomnies, ta méfiance, que tu sois toujours sur le qui-vive. Certains se plairont, dans ton dos, à extrapoler que le front n’est pas si atroce, qu’ils ne trouvent pas ça juste de devoir se priver et se rationner pour les soldats aux fronts. Ils n’ont pas conscience des conditions exécrables dans les tranchées, qu’un repas chaud est un luxe qu’on ne peut se permettre que rarement. Manger jusqu’à satiété est impossible, nous-même sommes obligés de nous restreindre.
Un camarade s’est fait tirer dessus hier, il m’avait demandé de prévenir sa famille, qu’ils ne s’inquiètent pas de l’interruption dans l’envoi de ses lettres. Aujourd’hui je dois leur dire qu’il s’en est allé et qu’il ne reviendra plus.
Telle est la réalité sur cette guerre qui dure depuis trop longtemps.
A toi mon frère qui lit cette lettre, je t’en prie, dis-leur la vérité, à eux qui ne savent pas, à eux qui ne nous comprennent plus. Mais surtout prends soin de mes filles et de ma femme, ne les laisse pas culpabiliser et aide les pour le travail. Je ne sais pas si je pourrai rentrer mais une chose est sûre, plus rien ne sera comme avant, j’aurais changé.
Constant Martinet