Une journée pourrie

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– Ah là là… vraiment… je ne sais plus quoi faire de toi. Fais au moins l’effort de ne pas finir chez les flics. J’en ai marre de devoir aller te chercher chez eux en pleine nuit. Moi je vais en cours contrairement à d’autres ! »

Ça, c’est ma sœur, Lili, elle a six ans de plus que moi. Elle fait des études pour devenir kiné ou un truc dans le genre. Elle râle car je me suis retrouvée une fois de plus chez les flics – j’ai arrêté de compter à partir de la vingtième fois – et vu que nos parents ne sont plus là, c’est elle qui doit venir me chercher, comme responsable légale.
Une fois rentrée, je monte directement dans ma chambre de six m2 -- certes pas très grande mais j’ai ma propre chambre -- je me déshabille et fonce prendre une douche. J’aime faire ça après une journée énervante. Je repense à pourquoi je me suis retrouvée au poste de police.
La journée a pourtant bien démarré, les profs ne font pas attention à moi. Tout se passe bien. Mais ça commence à déraper à la pause du midi. Comme d’habitude, je lis tranquillement quand soudain un groupe de fille vient dans ma direction. L’une d’elles a les cheveux châtain lissés, on peut voir quelques cheveux qui rebouclent à cause de la pluie qui est tombée dix minutes auparavant. Ses yeux sont marron clair, son regard a comme une sorte de mépris. Je suis son regard et vois qu’elle regarde mes vieilles chaussures, que je mets tout le temps depuis que ma mère me les a achetées. Elle s’arrête devant moi et me lâche ces mots :
-- Tu devrais demander à tes parents de te racheter une nouvelle paire de chaussure elles sont toutes défoncées.  -- Mais non, Matilde, tu sais bien qu’elle ne peut pas, elle n’a pas de parents ! »
A cette réplique tout le groupe de fille se met à pouffer de rire. Moi ça me donne juste une bouffée de rage. Celle qui vient de parler est la meneuse du groupe, Ilda. Elle a les cheveux blonds même si en réalité elle les a décolorés. Elle bénéficie d’un traitement de faveur. Son père est le directeur d’une grande banque, c’est elle qui finance une partie des projets de rénovation du lycée. Alors forcément on ne peut rien dire à la fille adorée du grand patron. Ses yeux sont bleus comme la mer et aussi profonds qu’elle. Quand elle scrute quelqu’un, on dirait qu’elle le sonde, qu’elle le décompose en plein de morceaux qu’elle étudie ensuite avec attention. Ce jour-là ce quelqu’un c’est moi, assise sur mon banc, mon livre à la main, qui la fixe de mes yeux gris sans peur. Mes yeux reflètent le bleu du ciel dégagé d’un midi de juin, ils brillent d’un éclat de défi.
Elle le sent et détourne le regard quelques secondes pour que je ne me jette pas sur elle. Ce n’est pas l’envie qui me manque. Ce geste me donne la satisfaction d’une victoire. Ce n’est pas pour autant qu’elles vont me laisser tranquille. Ilda fait un signe à l’une d’entre elle. Celle-ci avance, marche sur mon pied et esquisse une petite mou moqueuse.
-- Oups désolé, je n’ai pas fait exprès.
-- Non, non, ce n’est pas grave, me suis-je forcée à répondre sans laisser paraître ma rage.
-- Oui ce n’est pas comme si tu ne pouvais pas demander à tes parents de les nettoyer ! ».
Un nouveau fou rire éclate dans le groupe.
N’y tenant plus, je me lève brusquement, me dirige vers le CDI qui vient d’ouvrir. Je bouscule au passage la fille qui m’a marché sur le pied. Ça ne se voit pas beaucoup mais je suis plutôt musclée pour une fille. Elle perd son équilibre et tombe sur les fesses.
Cette fois-ci les petits rire étouffés sont pour elle. Je me retourne et lui fais le même numéro qu’elle m’a fait, cinq secondes avant. Je lui tends la main et lui demande :
-- Ça va ? Tu ne t’es pas fait mal ? » Rageusement elle tape le bras que je lui tends et me fusille du regard. Je la fixe, les yeux dans les yeux. Comme Ilda elle détourne les yeux, intimidée.
Victorieuse je continue mon chemin vers le CDI. Je suis habituée à ce genre de chose, depuis le CM1, quand mes parents sont morts dans un accident.
Ils marchaient sur un chemin longeant la route quand une voiture a déboulé à toute vitesse dans le virage dix mètres devant eux. La voiture a dérapé, est sortie de la route et est allée tout droit percuter mes parents figés par la peur et la surprise. Le conducteur a pris conscience de ce qui venait de se passer et est reparti en trombe, laissant mes deux parents agoniser alors qu’ils auraient pu être sauvés.
La sonnerie m’arrache à mes pensées noires. Je me dirige vers le rang de ma classe pour aller en cours d’histoire géographie. Une fois tous assis à notre place, le cours commence. Très vite je le trouve ennuyant et je me replonge dans mes pensées.
Je me revois petite, on m’apprend que mes parents sont morts et qu’ils ne reviendront plus jamais me lire une histoire au lit pour m’endormir, que maman ne cuisinera plus de bons petits plats le soir ou encore que je n’entendrai plus jamais l’humour un peu lourd de papa, qui faisait quand même rire.
Une de nos tantes a proposé de s’occuper de nous, ma sœur et moi. On est donc parties chez elle en Bretagne dans le Morbihan à Ploërmel. Elle s’occupe bien de nous mais son mari est violent et alcoolique. C’est pendant cette période que je découvre le plaisir de me battre. Comme je n’ai plus de parents, les enfants se plaisaient à me le rappeler. Un enfant est très loin d’être innocent ou pur, il sait où appuyer pour que ça fasse mal.
Pendant mes années de collège c’est devenu pire. Je ne pouvais pas passer une journée sans que quelqu’un me fasse une réflexion à ce sujet. En 6ème je me suis liée d’amitié avec une fille marginalisée comme moi, elle s’appelait Marion. On s’entendait bien mais un jour elle me dit de l’attendre à un coin de rue. Quand elle a réapparu, un petit groupe de garçons et de filles la suivait. Ils étaient intimidants et riaient. Ils riaient de ma naïveté et de mon insouciance. L’un des garçons m’a violemment pris le bras et m’a entraînée dans la ruelle, à l’abri des regards des passants. Marion m’a dit d’une voie désolée :
-- Désolé Stéph, mais je préfère être avec les filles qu’avec toi. »
Une des filles lui a mis son coude sur l’épaule comme pour confirmer ses propos.
-- Allez les gars on vous la laisse, faites-en ce que vous voulez tant qu’elle peut encore marcher ! »
Sur ces mots tout le groupe de fille est parti.
Un des garçons a voulu me toucher mais je l’ai esquivé parfaitement. Il ne se doutait pas que je sais parfaitement me battre et que j’ai pratiqué la boxe, du taekwondo et du karaté. Je leur ai donc mis une raclée monumentale.
Le lendemain matin, les filles étaient étonnées de me voir arriver et de ne pas voir les gars qui devaient m’agresser la veille. Je suis passée devant elles avec un grand sourire de satisfaction en voyant leur tête interloquée.
Depuis je n’ai plus jamais fait confiance à quelqu’un d’autre que ma sœur.
Soudain j’entends une voix qui m’appelle avec agacement, je me suis endormie !
La professeure me râle dessus pendant dix minutes qui me paraissent interminables. Le bruit de la sonnerie me sauve de ce monologue qui n’en finit pas. Je prends mon sac, me lève, range ma chaise et pars en première de la classe, vite imitée par le reste de mes camarades.
A la sortie, avant de franchir le portail, j’ai le pressentiment que quelque chose d’ennuyant va m’arriver. Sans surprise je me fais suivre par un groupe mixte où je reconnais Ilda, Matilde et la fille que j’avais un peu humiliée le midi, ainsi que certaines filles du même groupe qu’elles.
Je fais exprès de hâter le pas et de prendre un chemin différent de d’habitude. Le groupe suit la cadence et l’itinéraire improvisé. Une fois bien éloignés du lycée et des rues peuplées, ils se décident à passer à l’action. Ils se mettent à courir pour me rattraper. Je fais comme si je ne l’avais pas remarqué. Un des gars veut m’attraper, je lui échappe, réplique avec un balayé. Ça a pour effet de stopper les coureurs. Je profite de ce moment pour faire une prise au gars le plus proche, l’obligeant à mettre un genou à terre.
Nouveau vent d’étonnement. Les gars ont enfin compris qu’il ne faut pas me considérer comme une fille faible qui ne sait pas se battre. Ils ruent tous en même temps vers moi. Je les envoie valser au tapis les uns après les autres.
Soudain un coup de sifflet retentit, les policiers stationnés pas très loin, alertés par les cris arrivent. Malheureusement je me fais prendre et une partie des filles réussit à s’échapper. Voilà ma journée pourrie d’aujourd’hui.
J’éteins l’eau, me sèche, me mets en pyjama quand Lili m’appelle pour venir manger. On mange du poisson au citron, c’est vraiment une journée nulle, je déteste le poisson et le citron. Je me mets à table en maugréent. Le repas fini, je lave la vaisselle puis je vais me coucher en espérant passer une meilleure journée demain.